Mythe fondateur ou bizarrerie exceptionnelle ? ‘Det Som Engang Var’ de Burzum

D’abord, tu découvres le black metal. En premier, évidemment, une poignée de groupes norvégiens réunis sous une sorte de fratrie occulte qu’il est inutile de nommer, des maîtres, des valeurs sûres, des dinosaures de la profession qui font l’unanimité. Il sera temps de prendre du recul et de les remettre en question bien plus tard, pour l’instant ils demeurent indétrônables. Et puis parmi eux, un individu plus sulfureux que tous réunis : Varg Vikernes, le personnage controversé, charismatique, l’assassin, le néo-nazi, une direction musicale incompréhensible réunissant des productions black metal aussi inattaquables que les disques néo-on ne sait pas trop quoi suivants sont indéfendables. Le personnage fascine, la musique encore plus (surtout qu’on ne l’a jamais entendue…) et bientôt il faut se procurer un album de Burzum, ça devient une nécessité. Ce sera Det Som Engang Var, surtout parce que c’est le seul dans le bac du disquaire. Tu l’achètes et, fébrile, tu le glisses dans le lecteur… en manque de références, tu consommes simplement cette musique, ça devient ton album de chevet -surtout parce que tu n’en as pas beaucoup d’autres-, et puis ensuite tu découvres d’autres groupes, d’autres albums de Burzum également, particulièrement les deux suivants, alors par la suite ta connaissance du genre te permettra d’affirmer d’un ton docte que Filosofem est « le meilleur album de black metal jamais composé ». Les années passent, de l’eau coule sous les ponts et puis un jour tu redécouvres l’album dans tes rayonnages, la pochette un peu écornée à force d’avoir trimbalé le disque à droite à gauche, tu souris devant cette imitation un peu grossière d’une illustration de Donjons & Dragons et finalement, tu décides de t’offrir un petit moment de nostalgie : « je vais réécouter l’album qui m’a fait découvrir le black metal ». Et c’est une redécouverte totale. Tu as écouté nombre de disques de black metal depuis cet album, dans lesquels on retrouve un fond commun, mais aucun ne ressemble à celui-ci. Sans repères stylistiques à l’époque de sa découverte, tu ne t’en étais pas rendu compte, mais maintenant il faut bien se rendre à l’évidence : en dépit de l’image de grand classique maintes fois imité que portent tous les albums de Burzum de cette époque, Det Som Engang Var est une authentique bizarrerie.


Qui veut comprendre les mécanismes de la musique de Burzum, particulièrement en terme d’évolution, se trouve tout d’abord confronté à un problème de chronologie : en terme de sorties et sans compter les albums récents, bien entendu, la production black metal de Burzum s’étend sur une période de quatre ans (ce qui est relativement bref) et on est tenté de remarquer une évolution, de morceaux courts encore marquées par les structures du rock traditionnel et l’écriture par riffs à des pièces plus longes et organisées de manière plus linéaire, davantage orientées vers une composition en textures. Cependant, en observant de plus près les dates de composition et d’enregistrement des différentes productions de Burzum et en ne se fiant pas aux dates d’édition et de réédition, cette évolution naturelle s’avère assez problématique. Ainsi, l’enregistrement du mini Aske est postérieur à celui de Det Som Engang Var, même si ce dernier est sorti après (et par la suite, ce mini et le disque homonyme ont été réunis sur une réédition souvent considérée comme « le premier album de Burzum ») ; de même, avant ces deux disques, une version primitive de Hvis lyset Tar Oss (dont la sortie est légèrement postérieure à Det Som Engang Var) sort en cassette sous le nom de På Svarte Troner (qui était pourtant le nom d’origine de Det Som Engang Var, tandis que Hvis Lyset Tar Oss s’ouvre sur un morceau nommé Det som en gang var, vous suivez ?), dans laquelle Tomhet, la célèbre piste ambient finale, est remplacé par Et hvit lys over skogen, un morceau rare devenu culte et dont c’est la seule présence sur un enregistrement officiel (hormis la récente compilation Draugen – Rarities). Et quelques mois à peine séparent les pièces courtes et brutes du disque homonyme et les longues nappes brumeuses de Filosofem !
Le deuxième point qui brouille les repères, c’est la science du recyclage, un procédé dont Varg Vikernes raffole ; outre les morceaux ré-enregistrés et re-mixés au fur et à mesure du changements du matériel et de choix esthétiques, l’oeuvre de Vikernes comporte quelques compositions de bases retravaillées plusieurs fois et la plupart du temps renommées pour l’occasion. Ainsi, une des premières démos fait apparaître Key to the gate sous le nom My key to purgatory et Dominus Sathanas sous le nom Rite of cleansure. Les deux disques au clavier sont particulièrement concernés : la pièce qui clôt Hliðskjalf, Der weinende hadnur, est (comme son nom l’indique) une reprise de The crying orc, un court interlude bizarre tiré de l’album homonyme ; Bálferd baldrs (extrait de Dauði Baldrs) est juste une reprise au synthé pourri de Jesus tod (de Filosofem) ; et tant qu’on en est à Dauði Baldrs, Illa tiðandi est une adaptation de Gebrechlichkeit, un morceau emblématique de Burzum déjà présent en deux versions sur Filosofem et trouvable par ailleurs dans une version démo assez dégueulasse dans certains bootlegs sous le nom Once emperor (étant ainsi, en quelque sorte, le Amethist Deceivers ou le Teenage Lightning de Burzum, si je peux me permettre cette comparaison un peu douteuse).

Cette longue énumération opaque peut paraître rébarbative, mais elle est nécessaire pour bien comprendre que les différences d’atmosphères dans les albums de Burzum ne sont pas tellement le fait de quelque chose du type « concept narratif » comme on pourrait le croire, mais du fait qu’il s’agit simplement de compilations -même quand l’enregistrement donne une impression d’ensemble, comme ce sera encore plus le cas pour les deux albums suivants, Hvis Lyset Tar Oss et Filosofem. Et, de tous les disques de Burzum, Det Som Engang Var est celui qui sonne le plus comme une compilation ; si le son des pièces black metal est relativement homogène, les compositions en elles-mêmes sont plutôt variées. Lost Wisdom est un morceau simple et assez rock’n’roll, proche des compositions de l’album homonyme, le mid-tempo un peu malade de En ring til aa herske valide la réputation de Varg Vikernes comme précurseur du black metal dépressif et Naar himmelen klarner est un morceau intrumental très mélodique avec une atmosphère d’une tranquillité surprenante tranchant avec le démarrage sur les chapeaux de roue de Snu mikrokosmos tegn qui le suit. Et puis, bien sûr, il y a Key to the gate, enchevêtrement génial et invraisemblable de mesures asymétriques, de riffs thrashy, de mid-tempo DSBM et de solos de guitare un peu bancals. Les trois pièces « ambient » ne sont pas en reste : là où les mélodies naïves et les sons cheesy de Han som reiste préfigurent clairement les dérives postérieures que l’on sait, l’introduction et la conclusion sont d’excellentes miniatures dark ambient dans un style assez proche de ce que pouvait faire un groupe comme Aghast à la même époque. Les dates de composition de chaque morceau étant détaillées, on se rend compte que celles-ci s’étendent sur plus de trois ans. Ces indications permettent de mieux comprendre la place de ce disque dans la discographie de Burzum, celle d’une oeuvre transitionnelle. Det Som Engang Var est effectivement une compilation dont la variété permet de mettre en lumière une certaine évolution dans l’écriture de Varg Vikernes (c’est ici que l’on peut évoquer à nouveau l’évolution que nous avons remise en question précédemment), que l’on peut aisément identifier en s’aidant des dates de composition des différentes pièces : si l’instrumental Naar himmelen klarnen sonne un peu à part, c’est probablement parce que sa date de composition en largement antérieure au reste de l’album (février 1989) ; Key to the gate et Lost wisdom, composées à l’été 1991, sont chantées en anglais et montrent encore clairement l’influence du thrash metal sur le black metal primitif ; En ring til aa herske et Snu mikrokosmos tegn, composées quelques mois plus tard, au printemps 1992, sont chantées en norvégien (comme le seront tous les albums suivants) et témoignent d’une évolution vers un black metal plus atmosphérique : les morceaux sont sensiblement plus longs et malgré le début un peu mensonger de Snu mikrokosmos tegn, les tempos sont ralentis et le jeu de guitare en arpèges est privilégié ; ces pièces ont un caractère relativement proche du mini Aske (en particulier de Dominus Sathanas et A lost forgotten sad spirit) dont l’enregistrement, comme nous l’avons précédemment évoqué, est postérieur de quelques mois à Det Som Engang Var. Ces compositions tardives présentent également de très beaux passages sans batterie permettant d’entendre la basse, exceptionnellement mise en avant, un procédé assez rare dans le genre. Cette chronologie en deux blocs est corroborée par les propos tenus par Varg dans une interview donnée en 1992 au magazine Hammer of Damnation(1). Certains éléments préfigurent explicitement Hvis Lyset Tar Oss : outre le chant en norvégien et les passages sans batterie (qu’on retrouve notamment dans Inn i slottet fra drømmen et bien sûr dans la mythique introduction de Det som en gang var), Varg fait ici une trouvaille véritablement géniale : l’utilisation de voix claires en guise de synthétiseur, qui sonnent donc comme une version embryonnaire des célèbres nappes de clavier de Hvis Lyset Tar Oss ; mais là où celles-ci peuvent évoquer de belles images de nature majestueuse, les vocalises hésitantes de Varg suggèrent davantage quelque fantôme anémique terré dans un coin de maison hantée. Les points communs entre ces deux disque n’ont rien de surprenant dès lors qu’on sait que Hvis Lyset Tar Oss fut composé dans la foulée, à l’été 1992 et enregistré en septembre.

Nappes vocales avec En ring til aa herske et Black Imperial Blood (extrait de l’album homonyme) de Mütiilation ; passage sans batterie et avec basse en avant dans Snu mikrokosmos tegn et Shadows from the past (extrait de l’album homonyme) de Nehëmah.

Mais qu’en est-il de la descendance de Det Som Engang Var ? Burzum est généralement considéré comme étant à l’origine de deux formes de black metal : dans la musique, on lui attribue généralement la paternité du black metal dépressif à qui il a donné mid-tempos primaires, arpèges lancinants et voix écorchées, ainsi que, au niveau des paroles, des thématiques liées à des sentiments et expériences personnels plus que des évocations génériques de rites sataniques, de cimetières et forêts ; d’autre part, il est évidemment un précurseur du pagan black le plus extrême, en particulier dans ses branches nationalistes et néo-nazies. Cependant, les émules du caractère étrange des compositions de Det Som Engang Var sont davantage à chercher dans une certaine frange de la nouvelle scène black metal, trop traditionnelle pour être affiliée au post-black metal, trop subtile pour être considérée comme suiveur passéiste mais d’une trop grande simplicité d’écriture pour entrer dans le cadre du « orthodox black metal ». Les choix de ces groupes se porte donc sur un retour à l’art du riff et de l’écriture mélodique, un effectif simple et souvent limité aux seuls instruments de base du rock ; on pense par exemple à certains groupes de Crepusculo Negro comme Odz Manouk et Glossolalia (2). En d’autres termes, des formations qui, plutôt que d’élargir le spectre du black metal par des incursions d’éléments issus d’autres univers musicaux, comme l’a fait largement la scène norvégienne à partir de la seconde moitié des années 1990, se recentrent sur les étrangetés et bizarreries déjà présentes dans l’œuvre des groupes fondateurs du genre -des démos de Thorns à Panzerfaust de Darkthrone, en passant bien sûr par Burzum.


(1) Notons que la liste des pistes donnée par Varg mentionne Dominus Sathanas à la place de Naar himmelen klarner, ce qui confirme une fois de plus le caractère essentiellement compilatoire des albums de Burzum.

(2) Dans une démarche encore plus expérimentale, Adam Kalmbach de Jute Gyte révèle dans une interview donnée au webzine The Grind That Annoys que, en terme d’influences black metal, Key to the gate est son morceau clé (c’est le cas de le dire, haha), ce qui n’est pas si étonnant pour quelqu’un qui pratique un black metal joué sur une guitare microtonale et composé uniquement de mesures complètement asymétriques.

Les cas Elend et Dapnom, ou la musique contemporaine au secours des musiques gothiques

Je n’ai même pas fait exprès, mais c’est après exactement un an moins un jour de, heu, « pause » (sans message officiel de « on hiatus ». De toute façon personne ne le lit ce foutu blog), que deneb-tala fait son grand retour sur les Internets avec article un peu particulier : une brève étude comparative des derniers disques d’Elend et Dapnom, deux projets qui, à première vue, n’ont rien en commun, si ce n’est leur nationalité française et leur appartenance à une certaine frange de la musique, « sombre et expérimentale » (pour paraphraser un webzine qu’il est inutile de nommer). Cependant, contrairement à la majorité des groupes du genre, ces deux-là sont composés de musiciens ayant reçu une formation classique. Et ils entendent bien l’utiliser…


En 2007, Elend, groupe réputé des sphères gothiques, sort son dernier disque, vraisemblablement accouché dans la souffrance et la peine, si on en croit les différentes interviews de l’époque relatant diverses tensions et problèmes techniques. A World in Their Screams, véritable chant du cygne du groupe, aura un retentissement sans pareil dans la scène et sera unanimement encensé par la critique, qui y voit une sorte d’absolu de l’oeuvre sombre et cauchemardesque… Ce traumatisme manifeste s’explique tout d’abord par le public visé. La critique, en mal de repères, a naturellement rapproché cet album du dark ambient, ce qui semble être un compromis relativement honnête. Les quelques associations darkwave, voire heavenly voices que j’ai pu voir ici et là révèlent par contre qu’encore une fois, c’est avant tout un manque de repères qui a donné sa réputation à ce disque. Elend a toujours été une formation évoluant dans les sphères de la musique gothique (pratiquant effectivement une sorte de darkwave à ses débuts), la réception s’est donc majoritairement faite dans cet univers et on imagine aisément le choc qu’un tel disque a pu faire sur un public pour qui le simple fait de jouer du violon fait déjà de toi un Dark Lord. Il est bien compréhensible que, pour des gens dont la culture en musique savante de la seconde moitié du XXème siècle (vulgairement appelée « musique contemporaine ») se limite souvent, dans le meilleur des cas, à avoir déjà entendu du Arvo Pärt et vu certains films de Stanley Kubrick, tout le monde n’a perçu que chaos, désolation et déluge de noirceur là où on pouvait simplement identifier un certain nombre de références et d’emprunts stylistiques.

Cette perception de la musique contemporaine comme « musique de film d’horreur » est justement à chercher dans son utilisation au cinéma, qui passe par quelques films phares : en 1968, 2001, A Space Odyssey de Stanley Kubrick popularise la musique symphonique et vocale de Gyorgy Ligeti, cinq ans plus tard The Exorcist de William Friedkin fait de même avec diverses pièces de Krzysztof Penderecki, Anton Webern, Hans Werner Henze et George Crumb puis, en 1980, Kubrick remet le couvert avec Ligeti et surtout Béla Bartok dans The Shining. Cette pratique revient à la mode ces dernier temps, continuant une tradition de cinéma d’horreur (ou de suspense) intelligent, avec des films comme Shutter Island de Martin Scorsese et Children of Men d’Alfonso Cuaron. Le second utilise la dichotomie entre la musique céleste de John Tavener et celle, effrayante, de Penderecki mais le premier reste le plus grand monument de la « musique contemporaine d’horreur », utilisant pêle-mêle Ligeti, Penderecki, Giacinto Scelsi, Morton Feldman, Alfred Schnittke et, par dessus tout, transformant les pianos préparés de John Cage en atmosphère sonore d’un camp d’extermination nazi, ce qui constitue certainement l’exemple le plus extrême de ce type de re-contextualisation. On touche ici à l’ambiguité du procédé, car s’il permet d’amener la musique contemporaine dans un univers plus populaire que celui pour lequel elle est écrite à la base, il participe d’autre part à lui conférer cette image tenace de musique à connotation globalement lugubre, ce qui est peut-être le cas de certaines oeuvres utilisées (Threnody for the victims of Hiroshima de Penderecki, le Requiem de Ligeti et, dans une moindre mesure, Uaxuctum de Scelsi), mais clairement pas de la démarche des compositeurs en général ; ainsi, outre les pianos préparés de Cage dans Shutter Island, la Musique pour cordes, percussions et célesta de Bartok, transformée par les images de Kubrick en terrifiante litanie psychotique dans The Shining n’est, dans le fond, rien d’autre qu’une dissertation orchestrale sur les proportions du nombre d’or.

On retrouve donc chez Elend des éléments de ces différents compositeurs : la base est manifestement l’œuvre symphonique de Penderecki à qui Elend emprunte des atmosphères chaotiques et saturées, majoritairement dues aux instruments à cordes et quelquefois rehaussées d’une touche néoclassique ; les choeurs lugubres sont à chercher également chez Penderecki (en majorité dans la Passion selon Saint Luc) , dans le Requiem de Ligeti (autant pour les clusters de choeurs que pour les hurlements solistes) et dans Uaxuctum de Scelsi ; cuivres tonitruants et percussions fracassantes évoquent également ce dernier (du moins avant qu’elles ne soient, dans la majorité des cas, utilisées de manière plus ou moins rythmique). Pour restituer toutes ces atmosphères complexes, Elend aura eu recours à de nombreux artifices de studio, en particulier l’utilisation conjointe d’un puissant simulateur d’orchestre (efficace mais quelquefois trop perceptible) et d’un vrai violon qui permet d’inclure des parties solistes crédibles et de donner une dimension plus organique à l’ensemble. Elend ajoute également d’autres éléments : sons saturés (à la fin du morceau titre), sons explicitement produits par des synthétiseurs (à la fin de Je Rassemblais Tes Membres) et percussions majoritairement rythmiques -c’est à dire des éléments appartenant davantage au monde de la musique populaire.

Le début de Je Rassemblais Tes Membres et celui de Threnody for the victims of Hiroshima de Penderecki ; entrechoquements de pizzicati (Le Dévoreur) comparés à ceux de Pitopraktha de Iannis Xenakis ; choeurs gémissants dans Ondes de Sang et dans le Kyrie du Requiem de Ligeti.

Musique populaire, car en effet, au delà de cette influence très explicite de musique contemporaine, la première chose qui m’a frappé, à l’écoute, c’est un rapprochement direct, frontal, avec le Rock In Opposition franco-belge, qui était lui-même une sorte de musique gothique avant l’heure, en particulier en ce qui concerne des groupes comme Univers Zéro et Shub Niggurath(1). Mais la ressemblance la plus manifeste est sans conteste avec l’œuvre d’Igor Wakhévitch, compositeur injustement méconnu qui réalisa tout de même la musique de l’opéra de Salvador Dali, Être Dieu (et dont la récente réédition en LPs de l’intégralité de son œuvre participera peut-être enfin à une vraie réhabilitation). Comme Elend, Wakhévitch use largement de récitations solennelles en français, souvent à la limite du ridicule, associées à une musique protéiforme mélangeant allègrement pastiches de musique contemporaine et synthétiseurs d’époque avec quelquefois une touche prononcée de rock psychédélique. Les styles de musique contemporaine sont nombreux et différents et il n’est pas rare de trouver des chœurs atonaux à la Ligeti précédant des boucles d’orgue électrique à la Terry Riley (avec qui Wakhévitch a étudié), de même qu’Elend alterne différentes esthétiques : tous les titres d’A World in Their Screams sont constitués de récitations sur fond de ce mélange emphatique d’atonalité violente, de néo-classicisme horrifique et d’éléments électroniques, parfois alternés, parfois davantage mixés. Cependant, malgré un goût prononcé pour les contrastes et les changements brusques de dynamique, les différences entre les morceaux sont assez minimes, chacun contenant plus ou moins un tutti fracassant, suivi ou précédé d’une récitation lugubre accompagnée de bruits inquiétants. Même le néo-classicisme plus affirmé de Stasis, Le Dévoreur et Le Fleuve Infini des Morts ou encore La Carrière d’Ombre, dont le début étonnamment calme (on croirait entendre Your Call d’Ulver) laissait penser à un retour à une esthétique gothique d’un lyrisme plus conventionnel, n’échapperont pas à l’inévitable climax pétaradant… tout au plus peut-on isoler J’ai Touché Aux Confins De La Mort qui constitue un emprunt à une sorte de musique électro-acoustique atmosphérique et relativement apaisée.

Elend et Igor Wakhévitch : sons de synthétiseur à la fin de Je Rassemblais Tes Membres et Hymne à Sathanael (extrait de Hathor) ; pastiche de musique contemporaine avec La Carrière d’Ombre et Materia Prima (extrait de Docteur Faust).

Comme nous l’avons précédemment évoqué, Elend s’inscrit parfaitement dans une tradition nationale, comme une réponse tardive à Igor Wakhévitch ou au Rock In Opposition à la française ; la tradition française apparaît également comme une sorte de pendant « non rock » à la mode de black metal dit « orthodoxe » qui fleurit à la même époque, avec Deathspell Omega comme fer de lance. On y observe de nombreuses similarités dans l’approche compositionnelle : dans la musique elle-même, tentative de sublimation d’une musique sombre en y insérant « enfin ! » des éléments d’atonalité et de musique non mesurée (ou, dans le cas de Deathspell Omega, de mesures asymétriques) et dans le concept, référence bibliques ou mythologiques plus ou moins obscures, utilisation de langues antiques et forte tendance au concept-album, voire au rassemblement des différents disques en cycles thématiques, ces éléments concourant à une tentative d’intellectualisation d’un genre qui y est habituellement peu associé. Ainsi, A World in Their Screams est le volume final du triptyque du Cycle des Vents, tandis que les trois premiers disques du groupe sont rassemblés dans L’Office des Ténèbres -une manière un peu théâtrale de signifier que le groupe passe d’une darkwave néo-classique à cette esthétique plus mature, par le truchement de The Umbersun, le dernier disque de L’Office des Ténèbres, qui commence à utiliser sporadiquement ces éléments de musique contemporaine. Je parle d’une « tentative » d’intellectualisation car, dans le fond tout cela est surtout affaire de pastiche, les membres d’Elend reconnaissant eux-mêmes utiliser un langage savant mais dans démarche relevant complètement de la musique populaire.


Comme dans le cas d’Elend, c’est sur son dernier disque que Dapnom se décidera vraiment à montrer ce qu’il a dans le ventre. Projet solo de dark ambient caractéristique, sortant pléthore de petites productions d’intérêt varié sur des petits labels majoritairement disparus, Dapnom partira tout de même sur un coup de grâce. Signant pour l’occasion chez Necrocosm, label français reconnu pour ses productions d’un black metal moderne et racé, son Paralipomènes à la Divine Comédie se paye un artwork signé Metastazis, fort beau quoique plagiant allègrement l’illustration de Harry Clarke pour la nouvelle Ligeia, extraite des Histoires Extraordinaires d’Edgar Allan Poe (2), en remplaçant le visage féminin par un crâne, pas forcément très subtil dans le fond mais très efficace : c’est en partie cette accroche visuelle qui m’a incité à me pencher sur ce disque, connaissant surtout Dapnom comme un projet dark ambient sortant des splits cassettes à pochette photocopiée au kilomètre. Je gardais cependant un oeil sur le projet, espérant que le background classique et électroacoustique de musicien allait finir par donner quelque chose de vraiment intéressant…

Derrière Dapnom se cache en effet un musicien de formation classique, tout à fait respectable et jouissant d’une bonne réputation « dans le milieu ». Mais il a une double vie : la nuit, dans l’intimité de sa chambrette, il compose d’inquiétantes pistes de dark ambient. Proche du milieu du black metal, sa formation ne l’engage cependant pas à s’orienter, comme on pourrait s’y attendre, vers des groupes néo-classiques ou se revendiquant d’un haut niveau musical ; il semble plutôt influencé par des affreux, sales et méchants comme les formations des Légions Noires. De fait, Paralipomènes est un disque comportant déjà plusieurs connotations très « black metal », en particulier la présence d’une succession de courtes pistes silencieuses dont le seul but est d’avoir soixante-six pistes au compteur… Mais cette pratique très stéréotypée est déjà détournée : non seulement les pistes prétendument silencieuses sont en fait composées d’un son suraigu et mixé très bas, quasiment inaudible, mais en plus elles amènent à la pièce maîtresse du disque, un titre de plus de vingt minutes, plus long que tous les autres !

Le nom du disque, en français dans le texte et plutôt emphatique, s’inscrit également dans une tradition très « black metal ». Cependant, ce nom peut également faire écho aux titres mi-poétiques mi-techniques dont une certaine frange de compositeurs étaient friands : le groupe de musiciens qui composaient de la musique électro-acoustique au sein du Groupement de Recherches Musicales (GRM), institut créé en 1958 par Pierre Schaeffer, qui instaura les bases de la musique concrète, composée à base d’un mélange de sons acoustiques transformés et de sons électroniques. Et comme Dapnom sur ce Paralipomènes à la Divine Comédie, ces musiciens étaient également très amateurs de pièces paraphrasant mythes et œuvres de littérature classique(3). La musique expérimentale produite au GRM suivait une ligne artistique très empirique, et donc sensiblement opposée à celle très intellectuelle de l’IRCAM de Pierre Boulez, créé une dizaine d’années plus tard. Et, de fait, notre ami, en bon musicien français, aura certainement appris la composition électro-acoustique par le biais de l’esthétique du GRM. Comme les quelques autres productions de « dark ambient intelligent »(4), Paralipomènes pose la question de la perception biaisée par le contexte : si ce disque était simplement présenté comme de la musique électroacoustique d’école française, dans la tradition du GRM et non comme de la « Dark Ritual Sophisticated Evil Music » comme Necrocosm le décrit, serait-il considéré comme un chef d’oeuvre de noirceur ? Paralipomènes n’est pas plus « noir sur noir » qu’un disque de New Risen Throne ou Atrium Carceri -j’aurai même tendance à dire qu’il l’est moins, car plus varié-, il est simplement plus intelligent, plus subtil, plus structuré, plus original et donc plus efficient, quelque soit ce qu’on voudra bien y trouver. La différence avec l’approche de la musique concrète traditionnelle, c’est que lorsque les compositeurs électroacoustiques classiques s’attaquent à des choses sombres (la mort, sujet très utilisé), ils évitent soigneusement toute complaisance (nous en reparlerons) ; à l’écoute du Voyage de Pierre Henry ou du Requiem de Michel Chion, on se rend compte que des pièces comme, par exemple, De Natura Sonorum de Bernard Parmegiani ou Jeita de François Bayle seraient bien plus à même d’être considérées comme des oeuvres de « proto-dark ambient »(5), non en raison d’une quelconque connotation sombre (absolument inexistante dans ces deux cas) mais plutôt grâce à une certaine facilité d’approche. En effet, à l’instar de ce Paralipomènes, ces deux pièces usent généreusement de nappes et de drones et restituent donc des ambiances assez aisées à appréhender, ce qui a bien sûr participé à leur reconnaissance comme deux œuvres parmi les plus populaires du genre. La problématique présente donc des similarités avec Elend et la perception de la musique symphonique d’après guerre. Ajoutons que par rapport aux deux pièces de Henry et Chion citées précédemment, elles s’articulent autour d’un processus de composition qui tient davantage de l’exploration sonore pure que de la rhétorique ou de la narration, et donc d’un rapport plus direct au son lui-même, une qualité qu’elles partagent bien sûr avec le dark ambient qui, bien que généralement présenté comme « conceptuel », ne l’est souvent qu’en surface.

Une analyse comparative de l’intégralité du contenu de Paralipomènes avec des pièces du GRM aurait été un travail assez fastidieux et pas tellement intéressant. J’ai donc choisi comme seul exemple sonore un extrait de Repentance et un fragment de Géologie Sonore (extrait de De Natura Sonorum) de Bernard Parmegiani, qui constitue un des exemples les plus pertinents de « proto-dark ambient ».

Le contenu du disque est donc, dans ses matériaux sonores, assez proche des productions du GRM, chaque pièce étant principalement constituée d’une trame de fond sur laquelle viennent discourir différents épisodiques sonores, voix, sons acoustiques plus ou moins identifiables et sons purement électroniques utilisés avec parcimonie, le tout avec beaucoup d’effets de spatialisation. Ce que Dapnom retient du dark ambient est plutôt à chercher du côté d’une certaine complaisance dans l’écriture : là où les compositeurs du GRM fonctionnaient souvent à l’économie, ici les atmosphères s’étirent -ce qui n’est pas dérangeant dans un contexte de dark ambient, d’autant plus dans un disque indubitablement plus recherché que la majorité des projets du genre, mais est relativement perceptible dans le cas d’une écoute comparative. Il s’autorise également quelques facilités, par exemple l’utilisation de cris féminins terrifiés à la fin de Repentance (voir exemple sonore) et d’extraits du Kyrie du Requiem de Ligeti dans Contemplation, restitués sans modifications ou presque (ça marche, mais c’est quand même un peu gros). Mais cela n’enlève rien au plaisir d’entendre enfin un disque de dark ambient qui ne lorgne pas toujours vers le train fantôme…


Elend et Dapnom, deux groupes très différents mais qui auront tous deux eu recours au même outil : à la recherche d’une musique sombre ultime et constatant probablement que les essais en ce sens n’ont jamais été très concluants, ils se seront tournés vers des techniques de composition empruntées au langage de la musique savante. Le résultat est cette esthétique ambiguë, qui conjugue la volonté très naïve de trouver la musique la plus sombre et ces emprunts au langage classique qui, finalement, lui apporteront quelquefois une touche lumineuse inattendue.


(1) Dans un style musical complètement différent, on observe un mécanisme un peu similaire avec Devil Doll, groupe unanimement considéré comme gothique mais dont la musique prend tout son sens si on la considère également comme descendant du rock progressif italien.

(2) La même année, Cultus Sabbati reprendra l’illustration du même Harry Clarke de la nouvelle Descent into the Maelstrom pour son album du même nom.

(4) Notons que Bernard Parmegiani et François Bayle, deux compositeurs du GRM, ont également réalisé une œuvre inspirée de Dante, le dyptique de l’Enfer et du Paradis.

(3) Par exemple Trist, mais dans un genre complètement différent, davantage à chercher du côté du space ambient et de la Berlin School.

(5) Plus encore, les pièces de Jean-Claude Eloy. Mais son parcours et son processus de composition le situent plutôt dans la tradition de la musique électronique allemande du studio de Darmstadt tandis que Dapnom reste dans une esthétique davantage proche des productions du GRM.

deneb-tala mixtape #8 : Sci-Fi City, la suite

sci-fi

> deneb-tala ‘sci-fi city’ mixtape, vol. 2 <

Comme dans le cas de la compilation steampunk, à peine ma mixtape sur le sujet achevée, j’ai continué à collecter des pièces sur le thème de la science-fiction urbaine et un peu rétro ; de découvertes (et redécouvertes) en oublis, de mis de côté en disques sortis entre temps, il y eut bientôt de quoi faire une suite. La règle est la même : réutiliser des musiciens de la première mouture uniquement dans des ambiances différentes (Supersilent 12 n’était pas encore sorti et pour Ulver, j’avais alors préféré la douce poésie de Doom Sticks au choix peut-être plus évident de la période très cinématographique de Metamorphosis et Perdition City).

Ce deuxième volume semblera peut-être un peu plus sombre que le précédent ; la visite commence dans quelques bas-fonds brumeux avec de longues nappes mystérieuses pleines d’effets estampillés « science-fiction » parmi les classiques du dark ambient voulant se donner un côté un peu « space », principalement des bruits de perturbations numériques (des déflagrations soniques chez Darkspace et Inade aux nombreux bidouillages de Idle Sunder, spécialiste du genre) et des annonces vocales vaguement inquiétantes (à peu près chez tout le monde, c’est un classique). Cette partie du voyage s’achève avec un extrait du dernier disque de Supersilent (qui est un sacré chef d’oeuvre, jetez-vous dessus), Zombi et Ulver nous emmènent ensuite vers des quartiers plus humanisés (à défaut d’être vraiment lumineux). Puis l’ensemble prend un virage carrément cyberpunk avec des ambiances plus brutales, mais de styles toujours très variés ; Thee Maldoror Kollektive et son black metal électronique et très cinématographique (et un peu daté années 2000) nous invitent à une course-poursuite effrénée, Spektr remet une couche de brouillard numérique (avec une belle éclaircie au milieu) et Thorns oppose une machine froide et mécanique à celle complètement déglinguée de Single Unit, qui finit par s’affoler dangereusement avec LNNDL. Chris Carter clôt l’ensemble dans un retour au calme et, enfin, à la lumière.

Comme précédemment, j’ai tout mixé en une piste (en .flac) d’environ une heure et quart. La liste des pièces donne le minutage de chacune. J’ai plus ou moins normalisé le tout histoire d’éviter les crises cardiaques, mais en faisant le choix de garder un tant soit peu une idée des niveaux d’origine, donc attention aux fortes différences de dynamique (LNNDL est très très fort et Chris Carter plutôt faible, par exemple).

L’illustration est un détail d’une peinture de Moebius.

Inade – The End of the Beginning (edit)
Idle Sunder – Heliosphere
Darkspace – Dark 2.9
Supersilent – 12.2
Zombi – Taurus
Ulver – Gnosis
Thee Maldoror Kollective – The Gospel According an Exit Solution
Spektr – Visualization
Thorns – Shifting Channels
Single Unit – Tremolo Confidence
LNNDL (Les Neiges Noires De Laponie) – Andromeda
Chris Carter – Resonance

Yann Gourdon en deux groupes

Le week-end dernier, au Son Continu, le fantastique festival de musiques traditionnelles qui fait suite aux légendaires Rencontres de Saint-Chartier (et on l’espère, pour longtemps), je suis passé par le stand de La Nòvia et j’en ai bien sûr rapporté quelques disques. Il était donc temps de finaliser cet article qui traînait. Pas sur un disque, ni même sur un groupe mais sur un musicien, le vielliste (à roue) Yann Gourdon. Actif dans le milieu de la musique traditionnelle autant que dans celui de l’art sonore et des musiques expérimentales, il tourne sa manivelle dans de nombreux projets, évoluant dans les sphères de collectifs-labels comme La Nòvia, Standard In-Fi et Pagans, les membres des différents groupes étant souvent interchangeables. Parmi ses différentes formations, j’ai décidé de choisir deux trios qui représentent les points extrêmes de son champ d’action : d’une part son trio avec Jacques Puech et Basile Brémaud qui explore le répertoire traditionnel d’une manière très proche des sources et d’autre part France qui en représente l’approche la plus éloignée.

France est le groupe avec lequel je vais commencer, peut-être parce que c’est le groupe avec lequel j’ai découvert l’oeuvre de Yann Gourdon. La composition du groupe est extrêmement simple : il s’agit d’un power trio électrique dans lequel la guitare est remplacée par une vielle à roue. Simple comme le contenu musical : la basse et la batterie constituent une section rythmique soudée qui répète la même cellule rythmique, souvent très minimale, sans aucune variation et la vielle à roue joue un son évidemment continu, également très peu varié. Avec cette seule description, sans même entendre la musique, il est une référence qui vient automatiquement à l’esprit : Tony Conrad, particulièrement de son disque avec Faust, Outside the Dream Syndicate, dont l’influence est manifeste. Mais nous y reviendrons… France est avant tout un groupe de performance. Le principe de mise en vibration des cordes de la vielle à roue est tel qu’il bloque automatiquement toute résonance une fois l’action du musicien arrêtée ; il faut donc s’imaginer que lorsqu’on écoute, par exemple, les soixante-quinze minutes de Electric Zoï, sorti récemment, on écoute soixante-quinze minutes d’un type qui tourne une roue avec sa main droite sans jamais s’arrêter. La fin correspond donc, en quelque sorte, à l’épuisement des musiciens ; ils sont ainsi replacés au centre de la performance musicale. Celle-ci est donc une performance humaine avant tout ; derrière l’aspect expérimental du résultat, voilà qui semble être finalement une vision assez traditionaliste de la musique. Je pense à ce moment au témoignage du FLUX Quartet à propos de leur enregistrement live du deuxième quatuor à cordes de Morton Feldman (passionnants, l’oeuvre et le disque comme le témoignage) dont la durée dépasse légèrement sept heures ; une très importante partie de cette performance exceptionnelle réside dans sa préparation qui relève d’un véritable conditionnement psychologique et physique ; eut égard à la fatigue à la fois physique et mentale des musiciens, les dernières heures sont jouées par la seule force d’une sorte de « réflexe de survie musical ». A cet instant, c’est également l’influence des premiers minimalistes américains qui est très forte, car qui a déjà vu Tony Conrad en concert sait que, lorsqu’il joue une seule note pendant une heure et demie, son investissement est total, et que sa performance serait absolument dénuée d’intérêt s’il utilisait simplement un looper. Ce fonctionnement est donc des plus intéressants en regard de la tendance actuelle saturée de pédales de sampling, enfantant de nombreux concerts de musiciens seuls sur scène qui ne font que multiplier les strates en tombant dans le piège de mettre au centre d’un discours artistique quelque chose qui n’est finalement qu’un objet pratique. Le problème assumé de ces musiciens « sampleurs » est souvent de réussir à transcender les limites techniques de la machine, plutôt que de les exploiter en tant que telles : la plupart du temps, le looper est un surtout moyen d’avoir un groupe sur scène avec un seul membre. Il s’agit donc de réussir à faire oublier le caractère automatique, mécanique, du procédé de répétition ; la performance samplée ne devient qu’un tour de force technique dont le seul propos est « regardez, je fais tout tout seul ». Le problème de France est un peu l’inverse : comment, sans utiliser aucunement ce procédé, réussir à rendre une impression de musique parfaitement statique ? Leur musique peut-être définie comme un power trio avec un autre instrument que la guitare en tant que soliste ; l’équilibre naturel du power trio est cependant perturbé, car la vielle à roue n’est justement pas soliste : à l’inverse des power trios même les plus répétitifs (on pense à des groupes comme Aluk Todolo ou Psychic Paramount), la section rythmique statique n’est pas prétexte à l’expression d’un soliste volubile, mais d’un instrument qui fait lui aussi une musique dont le déroulement est entièrement (ou presque) dénué d’une quelconque évolution, les quelques variations n’impliquant pas un changement de la dynamique de base. De même, la vielle à roue, bien qu’électrique, n’est jamais noyée sous les effets ; on repère tout au plus une réverbération, qui peut être en partie imputée à la présence de cordes sympathiques et une saturation qui est à moitié due au son de l’instrument lui-même, une distorsion naturelle propre à la vielle à roue que Yann Gourdon exploite plutôt que de tenter de la dissimuler. Mais, encore une fois, contrairement à une musique de boucles, celle-ci est interprétée : je ne parle pas tellement du fait que la répétition est imparfaite car soumise au facteur humain (argument que je vois souvent considéré comme majeur dans le fonctionnement de la musique minimaliste mais que je considère davantage comme une sorte de conséquence plus ou moins indirecte, même si cette donnée existe inévitablement), mais plutôt du fait que, cette musique étant performance humaine et non programmation d’un instrument automatique, la répétition est un choix, une volonté et non un résultat. C’est là son caractère actif. Cependant, la performance musicale de France est également faite de mouvements parfaitement répétitifs et simples (patterns de batterie très basiques, basse quelquefois limitée à une note et mouvement linéaire de la vielle à roue), de sorte que, comme dans le quatuor de Feldman, c’est le corps qui finit par jouer de manière automatique. L’esprit du musicien s’efface, de même que sa conscience d’artiste qui aurait naturellement tendance à imprimer des variations pour rendre l’ensemble plus « expressif », provoquant enfin un véritable automatisme humain. C’est là son caractère passif.

Un extrait de Outside the Dream Syndicate (la version live de 1995), enregistré par Tony Conrad avec Faust, suivi d’un extrait d’un concert de France à Pau, paru en LP chez Pagans et Premier Contact de Aluk Todolo (sur Finsternis).

La dimension de musique de transe nous rapproche d’une musique fonctionnelle et rituelle et c’est là que, tout naturellement, vient se poser l’autre carrière de Yann Gourdon, celle de musicien traditionnel, qu’il pratique avec diverses formations : TOAD mêle un répertoire traditionnel varié (bourrées, marches nuptiales, polkas, valses, etc) à des instruments amplifiés (vielle à roue et guitare électriques), Jéricho travaille sur une interaction avec du chant en occitan, La Baracande fait de même mais en français et La Clèda propose une rencontre entre différentes traditions du Centre. Mais son projet le plus représentatif est, pour moi, son trio avec Jacques Puech à la cabrette (cornemuse auvergnate) et Basile Brémaud au violon. D’abord, parce que les instruments utilisés sont strictement acoustiques et ensuite, parce qu’il est dédié à un travail autour du seul répertoire de la bourrée à trois temps qui constitue le coeur de la tradition de musiques de danses du Centre, particulièrement en Auvergne. Le travail du trio est d’abord celui des instruments à bourdons ; un son parfaitement continu ouvre ou clôt généreusement une pièce d’une quinzaine de minutes centrée sur une seule bourrée (soit environ trente secondes de matériau musical), ce bourdon représentant parfois la moitié du morceau. La bourrée est ensuite (ou précédemment) jouée telle quelle un certain nombre de fois. Le matériau musical d’une bourrée à trois temps peut sembler assez ténu, les mélodies étant très semblables, d’un ambitus généralement limité et faisant appel à des motifs mélodiques et rythmiques très simples ; il s’agit avant tout d’une musique fonctionnelle, dévolue à l’accompagnement d’une chorégraphie qui, d’un pas de base simple, se décline en variations presque infinies, dans lesquelles le caractère rituel est très présent. Il est très impressionnant de voir danser correctement la bourrée ; loin de l’image d’épinal du paysan bourru frappant gentiment le sol de ses sabots, la chorégraphie est extrêmement variée, alliant acrobaties et tours de force physiques à des passages quasi narratifs. Le seul but de la musique est donc de soutenir ce rite dansé, d’où la simplicité apparente des motifs mélodiques et le battement des pieds omniprésent. Comme dans tous les répertoires dominés par l’usage d’instruments générant un son continu (ici cabrette et vielle à roue), les problèmes d’articulation inhérents à leurs limitations techniques donnent lieu à un système d’ornementation très complexe qui modifie considérablement la mélodie. Par ailleurs, l’uniformité du répertoire vient également du fait que le trio se centre sur des airs et des danses anciens, transmis par des générations de musiciens antérieurs au renouveau folk des années 70, donc un répertoire constitué de manière relativement autarcique, dénué des échanges culturels expérimentés pat cette « nouvelle génération ». En y ajoutant encore les micro-variations que chaque musicien va ajouter plus ou moins sciemment, les possibilités limitées des instruments à bourdons en terme de choix de tonalités et le parti pris (tout à fait traditionnel) de ne pas utiliser d’accompagnement harmonique et de faire jouer tous les instruments à l’unisson, on arrive à un résultat tel qu’au lieu d’avoir une succession d’airs distincts, le répertoire entier de la bourrée apparaît davantage comme une sorte de pâte sonore modelable à partir d’une texture de base définie autour de différents critères. Le trio exploite pleinement ce point de vue : une fois la bourrée présentée, le trio commence un véritable travail de déconstruction, isolant chaque cellule mélodique ; un instrument joue les premières mesures puis s’arrête sur sa note et la tient jusqu’au début de la carrure suivante, un autre isole un motif de deux ou trois notes et le répète indéfiniment avant de passer à un autre… cette transformation apparaît de manière très progressive de sorte que, eut égard au caractère déjà répétitif de la mélodie de base, le changement est quasi imperceptible dans un premier temps. Cette approche n’est bien sûr pas sans évoquer celle de Henry Flynt qui faisait un travail très similaire dans certaines de ses pièces, utilisant la musique traditionnelle américaine comme matériau de base ; comme la bourrée, celle-ci fonctionne aussi selon un principe très fonctionnel et sonne à la fois toujours similaire et toujours différente. La pertinence de la démarche peut être prouvée par un seul fait qui est, selon moi, la plus grande qualité du trio et de tous les projets traditionnels de Yann Gourdon : loin d’un approche extérieure qui décortiquerait la musique traditionnelle comme une bête curieuse, tous ces groupes jouent régulièrement leur répertoire « expérimental » en bal. Le cd-r produit par La Nòvia restitue un enregistrement dans ce contexte, dans lequel les différents bruits extérieurs (voix et sifflements du public et même quelques aboiements de chien) sont perceptibles.

La bourrée Tant Pire de Chabrier, en pleine déconstruction, et Violin Strobe de Henry Flynt.

Dans l’ensemble des groupes de Yann Gourdon, ces deux formations peuvent être également intéressantes à regarder en parallèle : deux trios mettant en scène trois instruments différents, correspondant plus ou moins à une formation instrumentale stéréotypée, décortiquant deux univers musicaux déjà basés sur la répétition, isolant cet aspect et le travaillant d’une manière systématique. L’autre point commun est le travail sur la texture sonore, propre à tous les projets impliquant Yann Gourdon et particulièrement mis en avant ici : France rompt l’équilibre du rock instrumental, polarisé entre la section rythmique et le soliste pour lui préférer un groupe uniforme constituant une masse sonore homogène et dans l’approche de Puech/Gourdon/Brémaud, l’uniformité se fait par l’omniprésence des bourdons produits par chaque instrument (violon compris) et par l’unisson rigoureux pratiqué par les instrumentistes, de sorte que l’ensemble ne sonne pas comme trois instruments mais comme un seul instrument avec un timbre complexe. L’attention particulière portée à l’élaboration du texture sonore est parfaitement compréhensible, considérant le fait que les groupes gravitent autour d’un joueur de vielle à roue ; avec ses différentes cordes correspondant à différentes hauteurs de sons mais également différents timbres (chanterelles, bourdons et trompettes) que l’on peut sélectionner, la vielle à roue est un instrument qui incite fortement à l’expérimentation, pouvant être traitée comme une sorte de noise box acoustique ; on pense alors la boîte à bourdons, un instrument inventé par le luthier expérimental Léo Maurel, qui isole cette dimension de l’instrument, avec lequel Yann Gourdon a récemment enregistré un très beau disque de drone minimaliste et contemplatif.

Twin Peaks bundle, la suite : ‘Floating Into The Night’ de Julee Cruise.

Il y a très exactement vingt-cinq ans, le 25 Mars 1989, soit un mois après sa mort, Laura Palmer laissait ce message énigmatique à l’agent Dale Cooper (et au spectateur ?) : I’ll see you in 25 years. Pour fêter cet évènement, un coffret blu-ray devrait sortir sous peu, comprenant l’intégralité de la série ainsi que la version complète du film tant attendue (film qui devrait passer de 2h10 à 3h40 environ) : pour ma part, je vous propose un bundle spécial : une mixtape sur le sujet et un article dédié à Floating Into The Night, le disque de Julee Cruise contenant de nombreuses chansons utilisées dans la série et le film.

La mixtape proposée dans l’article précédent ne contient aucune chanson de Julee Cruise (le choix aurait été trop facile), mais son disque Floating Into the Night, sorti un peu avant la diffusion de la série, mérite un article à lui tout seul, tellement il est indissociable de l’univers de Twin Peaks. De nombreuses chansons du disque y sont réutilisées, Julee semblant être la seule chanteuse officiant au Bang Bang Bar avec son backing band de mecs placides en costards et lunettes noires, distillant sa pop lumineuse et mélancolique aux bikers et routiers solitaires habitués du lieu. Mais indépendamment des souvenirs qui remonteront à son écoute, Floating Into the Night est aussi, objectivement, un excellent disque. Petite analyse.

La première chose qui saute aux yeux (ou aux oreilles) est la dichotomie entre le ton général de l’album, globalement mélancolique, et le choix des tonalités : la majorité des chansons est écrite dans un mode majeur (à l’exception d’Into the Night et The Swan). Ce n’est que le début d’une série de moyens qui donnent à Floating Into the Night ce cachet si particulier, cette sorte de mélancolie emphatique tout à fait en phase avec l’ambiance si spéciale du mélange un peu incongru qu’était Twin Peaks. On peut donc d’abord s’arrêter quelques instants sur le traitement harmonique ; ici, Badalamenti use de vieilles ficelles du métier qui marchent toujours. L’enchaînement premier degré/sixième degré est un procédé astucieux qui permet un balancement entre accords majeurs et mineurs, quelle que soit la tonalité (l’accord de sixième degré d’une tonalité majeure est mineur et inversement) et donne la possibilité d’enrichir une seule mélodie en lui proposant deux harmonisation différentes (on entend cet enchaînement harmonique dans Rockin’ Back Inside My Heart et The Nightingale). On citera aussi Falling, plus connue comme thème principal de Twin Peaks, dont la première partie du thème est exclusivement composé de retards de neuvième (et, de fait, un excellent moyen mnémotechnique pour repérer cet accord à la couleur si particulière).

La réussite du disque est également du à un savant choix d’effectif, limité à quelques instruments emblématiques (et omniprésents). La touche Badalamenti est indéniablement assurée par ces à plats de cordes synthétiques kitsch pastichant l’harmonie classique, particulièrement prédominantes dans Mysteries of Love et la fin de I Remember (nous y reviendrons). L’ambiance douceâtre est d’abord posée par de superbes lignes de Fender Rhodes, cotonneux comme jamais, parfois presque réminiscent du Vangelis du début des années 80 (The Swan). Enfin, on nous sort l’arme absolue : cette guitare qui soutient l’harmonie en l’arpégeant lentement, avec ce beau son de Stratocaster clair et un peu cristallin, avec une connotation très rock’n’roll à l’ancienne, presque surf, gonflé par un chorus ou un tremolo légers (The Nightingale) et quelques irrésistibles coups de whammy bar qui achèvent de faire chavirer les coeurs (Rockin’ Back Inside My Heart, Floating), quant ce n’est pas carrément slide (Falling). La basse, monotone, possède aussi ce twang qui donne encore une fois l’impression d’écouter un groupe de surf-rock au ralenti. Et puis, la cerise sur le gâteau, les interventions de saxophones outrageusement sexy (I Remember, Floating, I Float Alone) qui font naviguer le disque jusqu’à l’extrême frontière du mauvais goût -mais toujours avec délice, bien sûr. Mysteries of Love se distingue par l’absence d’instruments rock ; cette belle chanson mélancolique a été écrite pour la bande originale de Blue Velvet alors que David Lynch rencontrait des problèmes pour acquérir les droits de Song To The Siren, extrait du premier disque du all-stars band cold wave This Mortal Coil(1) : il demanda alors à Angelo Badalamenti de composer une pièce dans le style.


Song To The Siren (It’ll End In Tears) de This Mortal Coil et son pastiche, Mysteries of Love. Les guitares délavées et réverbérées sont remplacées par les inévitables cordes synthétiques indissociables des compositions de Badalamenti.

Mais le point le plus remarquable, ce sont les surprises dont le disque est parsemé, ces apartés surgissant de manière subite au milieu d’une chanson. Si, au moyen des procédés précédemment cités, Angelo Badalamenti prend d’abord le temps d’envelopper tranquillement l’auditeur dans un cocon de douceur -mélancolique, certes, mais toujours soyeux et agréable-, c’est pour mieux le casser brusquement par une incursion totalement hors de propos. On remarquera donc les manifestations suivantes : tout d’abord, la plus criante est certainement cette soudaine montée symphonique fortissimo dans une autre tonalité que celle de la chanson au trois quarts d’Into the Night. Il y a aussi un piano qui devient progressivement fou dans la seconde partie de I Float Alone (on penserait presque à Home of the Brave de Spiritualized), un génial solo de saxophone quasi free jazz de quelques secondes, clos par un énorme accord dissonant au milieu de la gentille bluette Rockin’ Back Inside My Heart et, peut-être l’exemple le plus extrême, l’intégralité de la structure de I Remember. La pièce commence par un slow rock tout ce qu’il y a de plus classique avec saxophone sexy et se transforme brusquement en cauchemar : d’une manière absolument incongrue, au milieu du morceau, la pulsation s’accélère, le saxophone miaule dans le suraigu, le tout rythmé par trois coups de cloches légèrement désaccordées, d’un effet glauque très réussi (tandis que Julee chante « Is it a dream ? It can’t be real« ). Puis, nouveau cliffhanger, la chanson change de tonalité et tourne brusquement à des nappes de cordes et d’orgue emphatiques (qui préfigurent un peu le Questions in a World of Blue de Twin Peaks, le film) sur lesquelles Julee chantonne des shoebab-shoebab d’une voix totalement désenchantée, comme un girls band des années 50 au ralenti ; encore une fois, en écho aux guitares surf évoquées plus haut, la nostalgie est suggérée par la reprise d’un esthétique rétro, voire carrément ringarde remise dans un autre contexte (c’est un procédé dont Lynch est assez familier : on pense par exemple à l’utilisation de Insensatez d’Antonio Carlos Jobim dans Lost Highway et I’ve Told Every Little Star de Linda Scott dans Mulholland Drive). Falling Into the Night est donc tout à fait en corrélation avec l’atmosphère de Twin Peaks, tout d’abord dans sa thématique de la dualité : dualité instrumentale entre un groupe de rock et une « soundtrack music » stéréotypée, dualité dans ces retournements de situation inattendus, puis pour ce parfum de mauvais goût qui se sublime au dernier moment et enfin, parce que dans le fond, il est surtout question de belles histoires d’amour.


Quelques autres exemples de surprises musicales : mon vieux fond d’amateur de black metal a tout de suite connecté la surprise orchestrale d’Into the Night à celle de Vizualisation de Spektr (Near Death Experience), bien que l’effet soit opposé. D’autre part, le saxophone inopportun de Rockin’ Back Inside My Heart m’évoque assez la guitare électrique tout aussi inopportune de la version live de Burn Baby Burn des Residents (Wormwood Live).

(1) David Lynch aura cependant l’occasion d’utiliser Song To The Siren une dizaine d’années plus tard, pour la mémorable scène de cul finale de Lost Highway.

deneb-tala mixtape #7 : Twin Peaks

Il y a très exactement vingt-cinq ans, le 25 Mars 1989, soit un mois après sa mort, Laura Palmer laissait ce message énigmatique à l’agent Dale Cooper (et au spectateur ?) : I’ll see you in 25 years. Pour fêter cet évènement, un coffret blu-ray devrait sortir sous peu, comprenant l’intégralité de la série ainsi que la version complète du film tant attendue (film qui devrait passer de 2h10 à 3h40 environ) : pour ma part, je vous propose un bundle spécial : une mixtape sur le sujet et un article dédié à Floating Into The Night, le disque de Julee Cruise contenant de nombreuses chansons utilisées dans la série et le film.

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> deneb-tala’s Twin Peaks mixtape <

Pour ma part, j’ai découvert le phénomène Twin Peaks un beau jour de mon enfance, à la télé. C’était très bizarre, j’ai tenu cinq minutes (1).

J’ai ensuite profité d’une rétrospective sur David Lynch dans un cinéma du coin au début de mes années lycée pour tenter l’expérience du film. Comme ton bon adolescent fan de metal et en option cinéma, j’étais en pleine période Lost Highway mais Twin Peaks me fascinait plus encore : la série était un mystère inaccessible (pas encore sortie en dvd) et j’avais une vague idée que « le film ne peut se comprendre qu’avec la série et vice-versa », comme une sorte de phrase énigmatique, sans savoir que celui-ci était tout simplement une prequel de celle-là. Je fais donc partie de cette génération maudite qui a tout vu dans le mauvais sens ; mais qu’importe, depuis cet instant, Twin Peaks, Fire Walk With Me (le film) est resté mon David Lynch préféré, même le seul que je peux revoir régulièrement sans m’en lasser et la musique y est certainement pour quelque chose. Comme dans toutes les productions de Lynch, les choix musicaux y furent particulièrement importants. Angelo Badalamenti était aux commandes, comme d’habitude, et je dois dire qu’en général sa musique me laisse assez froid. Ça m’évoque toujours plus ou moins la musique des Chubbs (dans la Mole Trilogy des Residents), exprès kitsch et assez mal branlée, sauf que, à mon goût, celle de Badalamenti a souvent du mal à transcender cette situation gênante. Celle de Twin Peaks, par contre, réussi parfaitement cette transcendance et derrière ces gentilles bluettes se cachent des atmosphères véritablement prenantes.

Twin Peaks fut sans nul doute un phénomène culturel sans précédent. Sa totale bizarrerie en fit, curieusement, un objet fédérateur qui toucha autant les sphères les plus populaires que les plus intellectuelles, et qui a marqué l’histoire de la télévision et, dans une moindre mesure, celle du cinéma ; de fait, son univers a influencé un nombre incalculable de musiciens qui ont utilisé des références plus ou moins cryptiques à son univers comme nom de groupe, titre de morceau ou bien ont samplé des extraits de la série ou du film. J’ai choisi de ne pas traiter de ce sujet, la musique en question ayant souvent peu de rapport avec l’univers de Twin Peaks. Celui-ci étant avant tout une question d’ambiance, j’ai donc cherché des musiques qui s’approchaient le plus de ces atmosphères. Comme ma précédente mixtape sur la science-fiction, il s’agit donc d’un « piste d’ambiance », si vous voulez vous plonger dans un « Twin Peaks feeling » sans utiliser directement le matériau musical de la série : comme j’aime beaucoup me poser des défis, je me suis interdit les solutions de facilité telles que utiliser des extraits des bandes sons de la série, du film ou de n’importe quel autre produit, film ou musique, dans lequel Lynch ait été impliqué (Julee Cruise, Dark Night of the Soul de Sparklehorse et autres). J’ai également essayé, autant que possible, d’éviter les groupes explicitement influencés pour ne garder donc que les références quasi-incidentelles. De fait, la seule allusion directe à Twin Peaks que je me suis autorisée est une pièce de Dale Cooper Quartet & the Dictaphones (dont la référence est dans le nom du groupe) parce qu’ils font ça vraiment très bien. Exceptionnellement, Bohren & Der Club of Gore sont présents à deux reprises. Outre le fait que c’est LE groupe twin peaksien par excellence, sans jamais se permettre la moindre référence, on peut globalement diviser leur carrière en deux parties, chacune représentant une ambiance « à la Twin Peaks » bien différente : un morceau « jazz » qui ouvre la compilation et une pièce des débuts du groupe, davantage axée sur une guitare au « twang » incomparable. Omlagus Garfungiloops de Coil est une autre pièce indiscutablement twin peaksienne, que ce soit cette rythmique faussement smooth jazz (incluant les inévitables claquements de doigts), les voix lues à l’envers ou simplement cette atmosphère kitsch à la limite du mauvais goût.

La structure de cette courte compilation est assez simple : en une piste ininterrompue de la durée d’un épisode de la série -45 minutes-, elle commence assez calmement, avec les morceaux les plus « soft-jazz » puis s’enfonce progressivement dans des choses plus abstraites, comme un passage du monde réel au monde des Loges, avec une longue improvisation du Kilimanjaro Darkjazz Ensemble en guise d’apocalypse finale.

Une mixtape qui, décidément, is not what it seems…

1. Bohren & Der Club of Gore – Midnight Walker
2. Coil – Omlagus Garfungiloops
3. Bohren & Der Club of Gore – Dandys Lungern durch die Nacht
4. Dale Cooper Quartet & The Dictaphones – Une Cellier
5. Cryptogenus – Rusalka
6. Tulpa Daaka – Nexia kuxa iukai Nate
7. The Kilimanjaro Darkjazz Ensemble – Past Midnight

(1) En visionnant la série des années plus tard, j’ai reconnu dans ma vision d’enfance le début du premier épisode de la deuxième saison, qui est effectivement un des moments les plus bizarres de la série.

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L’art de la dissimulation : ‘Trippy Happy’ de When

When fait partie de ces formations dont tous les gens qui connaissent s’accordent à dire qu’il s’agit d’un groupe culte, légendaire et historique mais qui n’est connu que d’eux.

On se souvient tous que Lars Pedersen fut l’auteur d’un certain nombre de disques parmi les plus bizarres de ces trente dernières années, parmi lesquels l’histoire aura surtout retenu deux monuments de WTF complètement glauque, Death in the Blue Lake et Svartedauen. Le mystère derrière When vient aussi du relatif secret entretenu autour du projet : au propos musical déjà hermétique s’ajoute une certaine austérité au niveau de la communication : on relate très peu d’interviews ou de photographies autour du projet, et les concerts sont rares et exceptionnels. On connaît aussi l’estime que ses compatriotes black metalleux ont pour lui, que ce soit pour le choix du cycle Svartedauen du peintre Theodor Kittelsen comme base au disque du même nom ou dans l’utilisation d’un extrait de Death in the Blue Lake comme introduction à Dark Medieval Times, le premier disque de Satyricon, alors que When était signé chez Tatra, label norvégien qui donnera naissance à Moonfog Productions, label justement géré par Satyr. Encore une fois, je ne ferais que copier d’aimables collègues chroniqueurs en disant que, en étant un des premiers à signer avec le tout jeune label Jester Records en 1998, When se rapproche davantage du rock 60s, d’un psychédélisme très Beatlesien, en y ajoutant une bonne quantité d’influences de musiques moyen-orientales. Et de terminer en affirmant que When met progressivement de l’eau dans son vin, comme les prouvent les plus accessibles Pearl Harvest puis Trippy Happy ? Non. C’est ici que mon avis diffère. When n’a pas mis d’eau dans son vin en signant chez Jester. En fait, When n’a jamais vraiment mis d’eau dans son vin. Tout au plus a-t-il fait légèrement dévier le prisme à travers lequel on percevait sa musique.

C’est en fait avec son second disque chez Jester, The Lobster Boys (et son single Sunshine Superhead), que Lars Pedersen assume pleinement ses influences pop au sein de When, y faisant écho à son autre projet, The Last James. The Lobster Boys est cependant un disque encore déroutant ; s’il peut paraître joyeux et agréable en comparaison avec les premiers essais de When, il reste assez farouchement expérimental. C’est surtout le disque suivant, Pearl-Harvest, qui entre de plain-pied dans un certain easy-listening avec ses circonvolutions moyen-orientales et sa relative homogénéité, suivi par un Trippy Happy qui confirme cette nouvelle approche : le titre qui clôt Pearl-Harvest, Keys, est un collage sonore plus ou moins narratif d’une dizaine de minutes qui peut-être considéré comme un dernier vestige du passé, Trippy Happy ne contenant aucun titre véritablement abstrait. Une première approche superficielle confirme donc cette première impression : Lars Pedersen en a fini avec les démons du passé. Ce n’est qu’après un certain nombre d’écoutes que quelques détails retiennent l’attention : ici on perçoit un son un peu étrange qui se fraie un passage entre deux chansons pop, là on capte au vol une phrase bizarre chantée par Lars, et finalement c’est tout un univers qui se dévoile, caché sous le vernis pop-rock…

Ce n’est pas la première fois que, dans un disque de When, les paroles prennent un sens particulier, en particulier au niveau du sens caché : n’oublions pas que Psychedelic Wunderbaum, son premier album chez Jester souvent considéré comme le point de départ de sa période pop-rock, était en partie écrit en partie sur des textes d’Aleister Crowley ; souvenons-nous également qu’à plusieurs reprises (sur Black, White and Grey, Prefab Wreckage et Whenever), Lars Pedersen fait appel à Chris Cutler comme parolier. Un double sens, d’ailleurs, ne chante-t’il pas, sur le morceau-titre de Trippy Happy, « Saddness, comes around when you expect it least » ? Penchons nous donc un peu plus sur les paroles (1).
Filthy John est une très belle chanson pop, lumineuse et entraînante, qui sent les vacances et le sable chaud qui raconte l’histoire d’un petit garçon dont la mère « Once upon a time, she was seriously ill and died« (2) ; quant à lui, victime des quolibets de ses camarades, il pense que « one of these days am gonna tear this place upside down. prick pimple boys – smash them down on the floor« . Charmant ! On continue avec The King. « Little king wello, he suddenly died » chante Lars Pedersen, sur une joyeuse cacophonie de xylophones déglingués et de percussions orientales, ponctués par une gamme ascendante à l’orgue électrique, parfaitement stupide. Ou plus simplement, ce beau morceau pop-folk, complètement Beatles, qui s’intitule Life Is Shit ? Le plus bel exemple restant le génial Butterflies, morceau d’une désarmante naïveté qui raconte simplement un duel à mort entre deux hommes, tandis que des papillons chantent « dadelidideida« . La seconde partie de la chanson narre l’arrivée du sheriff sur un ton d’une objectivité presque administrative, accompagnée par la partie instrumentale de la chanson ralentie et parsemée de sons inquiétants et d’arpèges de piano lugubres, préfigurant tout à fait l’album suivant, You Are Silent.

Cette seconde partie de Butterflies, la plus explicitement sombre du disque, nous amène au constat suivant : alors que, comme le suggère l’écoute des morceaux évoqués plus haut, Lars Pedersen pourrait se contenter d’une simple dichotomie entre paroles (globalement glauques) et musique (joyeuse et accessible), il travaille aussi sur cette dernière. L’utilisation assez généreuse de samples divers lui permet d’habituer l’oreille de l’auditeur à entendre autre chose que les instruments ordinaire d’un honnête groupe de rock ; celui-ci, en se focalisant sur les pseudo-extraits de films et les musiques de cartoon, n’entendra pas au premier abord la foule de sons qui font la spécificité de ce disque : d’une part des nappes inquiétantes qui courent sous l’intégralité de cette chanson pop qui te regarde avec son sourire béat (la fabuleuse nappe orchestrale de Toy Party et sa superposition de boucles oppressivement joyeuses virant à l’hystérie collective) et d’autre part le traitement de la voix. C’est celle-ci qui reste au centre des manipulation sonores, qu’il s’agisse des nombreux samples ou des parties chantées par Lars Pedersen ; c’est encore davantage sur Pearl Harvest que ce procédé est utilisé largement, le disque étant une sorte de catalogue des possibilités d’une utilisation bizarre et décalée de la voix : parties vocales cachées sous les pistes, samples en guise de préludes et postludes sans relation avec la chanson concernée, déformation de la piste de chant, etc.

Trois exemples caractéristiques du traitement de voix en arrière-plan chez When : Sin The Sailor (Trippy Happy) utilise une voix transposée vers l’aigu, ce qui lui donne un timbre artificiel de voix d’enfant. Un procédé similaire est utilisé dans Cost Of Pleasure (Pearl-Harvest), mais de manière plus insidieuse : il y a fort à parier que l’attention de l’auditeur sera dans un premier temps fixée sur les arabesques au premier plan mais une écoute plus attentive révèle, au second plan, une mélodie « chantée » par une voix semblable à la « voix d’enfant » du premier extrait. Dans le troisième extrait, The King (Trippy Happy), une voix grave, apparemment jouée à l’envers, est encore une fois noyée dans un mixage très chargé : dans les trois cas présentés ici, les voix traitées sont insérées dans un passage très dense au niveau de l’instrumentation et du mixage.

On serait alors tenté de considérer que nous sommes en présence d’un disque un peu sarcastique pastichant les standards de la pop vintage « grand public » pour mieux les anéantir par des collages sonores décalés. Rien n’est plus faux, et c’est là qu’est l’intérêt de la « période Jester » de When et particulièrement de ce disque : Lars Pedersen ne fait qu’accentuer et travailler une pratique préexistante. Il suffit d’écouter les enregistrements de Mellotron et les expérimentations sur bandes de John Lennon (qui ne se limitent pas qu’au Revolution 9 de l’album blanc des Beatles) pour percevoir l’ouverture et l’audace que pouvaient avoir ces musiciens, maintenant oubliées du grand public qui préfère statufier toutes ces icônes dans des images tronquées de singer-songwriter se nourrissant d’amour et de guitare folk. De même, Mort Garson, Joe Meek, André Popp ou les membres de White Noise étaient d’honnêtes musiciens de session, arrangeurs ou ingénieurs du son travaillant pour la télévision, ce qui ne les empêchait pas d’être d’intrépides expérimentateurs et parfois de véritables mordus d’occultisme. Le développement des techniques d’enregistrement et de traitement du son amène, chez certains de ces musiciens, à la mode des parties musicales lues à l’envers : les Beatles et André Popp, entre autres, les utiliseront à des fins musicales, mais on connaît également les nombreuses légendes de backmasking, messages subliminaux hypothétiques insérés dans certains grands disques de rock : le couplet satanique de Stairway to Heaven de Led Zeppelin et les messages révélant la supposée mort de Paul McCartney dans les chansons des Beatles (3) n’étant que les plus connus (4). When redonne vie à cette pop à deux visages en employant différents types d’artifices de studio : en plus de toutes ces manipulations, il enchaîne à plusieurs reprises des morceaux en les opposants violemment : arrêt brusque et coupure artificielle après un effet « disque rayé » (The King) ou une cacophonie noise rock (This Town Eats People) et, dès le début du disque, enchaînement brutal et contraste stylistique entre Bye Puppy Bye et son ambiance cartoon et le pastiche Beatlesien Life Is Shit. De même, comme chez John Lennon, l’omniprésence du Mellotron est prétexte à l’utiliser pour toutes sortes d’effets de glissandi et de sampling primitif, au delà de la simple fonction de substitut d’orchestre généralement usitée.

Sons inversés chez André Popp (La Polka du Colonel, sur Delirium In Hi-Fi) et Trippy Happy II.

Track 10 de When (sur Psychedelic Wunderbaum) et Revolution 9 de l’album blanc des Beatles. Coïncidence ?

Le constat final est donc tout à fait opposé à celui de départ : contrairement aux premières productions de When dans lesquelles les ambiances sombres et étranges étaient mises au premier plan, l’assagissement de son discours de façade ne fait que rendre cette face sombre encore plus cryptique. Plus encore, Lars Pedersen rend hommage au rock des années 60 dans son intégralité, y compris les parts les plus occultées par la grande distribution ; il nous rappelle quelle formidable laboratoire d’expérimentation cette période était au travers d’un disque d’une fascinante ambiguïté, dont chaque écoute révélera un nouveau détail caché sous des instrumentations florissantes et des ambiances complexes.

notes :

(1) Les quelques fautes d’orthographes (volontaires ?) sont reproduites telles quelles.
(2) Le livret indique « nearly died » mais il chante bien « and [ou then] died« .
(3) L’avant-dernier disque de When à ce jour, Misshimmisshimmisshim, tire son nom d’un de ces célèbres messages subliminaux supposés.
(4) Les diverses accusations de backmasking par des associations fondamentalistes chrétiennes amenèrent de nombreux musiciens à utiliser cette technique de manière ironique, comme Electric Light Orchestra qui y dédièrent un disque entier, Secret Messages, en réponse aux nombreuses attaques sur le sujet.

deneb-tala mixtape #6 : un Noël pas comme les autres

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> deneb-tala’s Christmas mixtape <

Inévitable en ces fêtes de fin d’années, voici ma compilation de Noël.

Pour la confectionner, je suis d’abord allé puiser dans quelques disques existant déjà sur le thème du Noël « décalé » : Nightmare Before Christmas de Notre Dame, duquel j’ai extrait le titre le plus apparenté aux fêtes de fin d’années, le Noël smooth jazz de John Zorn, A Dreamers Christmas, qui peut sonner très premier degré si on ignore qui l’a réalisé ; le disque de Noël de l’étrange groupe de black metal chrétien Flaskavsae, dans le plus pur style EEE, le génial disque de la H.P. Lovecraft Historical Society qui revisite des Christmas Carols classiques à la sauce Cthulhu et bien sûr The Christmas Album, une compilation éditée dans les années 90 par Sony (!) comprenant des chants de Noël célèbres interprétés par un choix de musiciens assez inattendu, parmi lesquels j’ai sélectionné Secret Chiefs et Merzbow. Les autres pièces sont de diverses origines : une des plus belles réussites de When dans sa période « pré-Jester Records », une courte de pièce assez récente des Residents, une improvisation noise brute de décoffrage de Caspar Brötzmann et F.M. Einheit (je cherche toujours le lien avec Noël) et enfin une des plus belles tartes à la crème d’Ulver.

Il n’y a pas grand chose d’autre à ajouter. Ah si ! Quand vous aurez fini, si vous en voulez encore, écoutez ce superbe live de Sun Ra. Je n’ai pas exactement compris quel était son lien avec Noël, mais il est vraiment chouette.

Joyeux Noël à toutes et à tous !

1. The Arkham Carolers – Demon Sultan Azathoth
2. Notre Dame – X-Masquerade
3. John Zorn – Santa Claus Is Coming to Town
4. F.M. Einheit & Caspar Brötzmann – Merry Christmas
5. The Residents – Christmas Morning Foto
6. Ulver – Christmas
7. Secret Chiefs – I Saw Mommy Kissing Santa Claus
8. When – Under X-Mas Tree of Medusa
9. Flaskavsae – There Is No Christmas Without Christ
10. Merzbow – Silent Night

deneb-tala mixtape #5 : Sci-Fi City

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>deneb-tala ‘sci-fi city’ mixtape<

Cette compilation est un peu personnelle, illustrant un thème qui me tient particulièrement à coeur : la ville dans les oeuvres de science-fiction.

Parmi les nombreuses oeuvres, essentiellement visuelles, qui m’ont inspiré, on peut citer d’une part les villes imaginées par les bédéistes français, des Mézières, Moebius, Bilal, Druillet ou Schuiten et d’autre part les nombreuses illustrations de science-fiction impliquant souvent des villes géantes dans les années 1970-80, John Harris, Syd Mead et tous les autres. J’ai préféré cette science-fiction là à celle des années 50, qui aurait vite tourné vers un rassemblement de musique électronique primitive caricaturale, de blips et de blops. Cette compilation, en regard de cette science-fiction mêlant souvent spectaculaire et poésie, rassemble donc des oeuvres musicales sans véritable unité de style, mais axées autour d’une musique globalement électronique, contemplative et assez expérimentale, toute en restant incroyablement généreuse et prompte à stimuler l’imagination. Certaines pièces ont un lien direct avec la science-fiction, jusqu’à des extraits de musiques de film sur le sujet ; d’autres n’y sont aucunement affiliées mais correspondaient exactement à l’ambiance que je voulais rendre. La ville de science-fiction reste le fil conducteur : la déambulation commence dans les bas-fonds brumeux du justement nommé Sci-Fi City de Bogus Blimp (on peut penser à Dark City d’Alex Proyas) et se poursuit avec des ambiances variées, des atmosphères de jardins luxuriants de Doom Sticks d’Ulver ou du Elektronische Staubband de Yann Tiersen(1) aux laboratoires étranges de Gultskra Artikler, Supersilent ou Oranssi Pazuzu, en passant par les vues plongeantes vertigineuses suggérées par Klaus Schulze et par cette étonnante pièce tirée de la bande original d’Immortel ad Vitam d’Enki Bilal, magnifiée par un son de synthétiseur totalement déroutant. Aun et Origami Galaktika suggèrent quelque machinerie titanesque travaillant dans les tréfonds de la cité et on y trouve même, au hasard d’un coin de rue, le black metal multicolore et vocodé de The Kovenant… Le tout sous un ciel étoilé, qu’il soit perdu dans l’infini chez Deathprod ou ponctuellement déchiré par une fanfare cosmique chez Murcof.

L’image d’illustration est une de mes peintures favorites de John Harris.

Bon voyage !

Bogus Blimp – Sci-Fi City
Origami Galaktika – Tähevalgus
Vangelis – Spinner Ascent
Lycia – Baltica
Goran Vejvoda – Nuit NYC
Gultskra Artikler – Sputnik
Ulver – Doom Sticks
Yann Tiersen’ Elektronische Staubband – Vanishing Point
Klaus Schulze – Velvet Voyage
Oranssi Pazuzu – Siirtorata 100 10100
Vangelis – Blush Response
Aun – Shining
Deathprod/Arne Nordheim – Journey to the Centre of the First 1.2
Supersilent – 4.2
The Kovenant – Monarch of the Mighty Darkness
Murcof – OORT

(1)Il y a peu, Yann Tiersen a mis sur pied ce trio qui reprend certains de ces morceaux avec de nombreux synthétiseurs analogiques, hommage total et assumé au krautrock et à la Berlin School. Ce morceau est tout bonnement excellent. J’en suis le premier étonné, ayant d’ordinaire une antipathie assez marquée pour la musique du bonhomme.

En bonus : la présentation de Point Central, la ville perdue dans l’espace du Valérian de Mézières et Christin (cliquez pour agrandir). Mon premier souvenir marquant de science-fiction, avec Metropolis de Fritz Lang.

Jean-Claude Mézières & Pierre Christin, 'L'ambassadeur des Ombres', 1975

Jean-Claude Mézières & Pierre Christin, ‘L’ambassadeur des Ombres’, 1975

deneb-tala mixtape #4 : Steampunk, la suite

steampunk cover 2

> deneb-tala’s original steampunk music mixtape, vol. 2 <

De cette mixtape postée il y a quelques temps et ayant pour thème la musique steampunk, j’ai eu bien sûr un certain nombre de chutes, morceaux pertinents mais que je n’arrivais pas à placer ou trop éloignés du thème. Sans omettre les quelques oublis et les découvertes entre temps. Je me suis donc décidé à poster un second volume. Comme le précédent, il y a un certain nombre de styles représentés, incluant des oeuvres « d’époque » et des ouvertures vers d’autres univers voisins du genre.

Les pièces « historiques » sont donc à nouveau présentes. J’ai décidé d’incorporer la thématique des instruments mécaniques avec un enregistrement du Phonoliszt Violina, un des symboles de l’âge d’or des instruments mécaniques au début du XXème siècle. En regard de ces enregistrements, une pièce de Jon Rose -collaborateur fréquent d’Alex Kolkowski qui ouvrait le premier volume- composée pour serinette, un petit orgue mécanique apparu au XVIIIème siècle et qui servait aux jeunes filles de bonne famille à apprendre de jolies mélodies à leurs oiseaux de compagnie. Au registre des véritables oeuvres historiques, deux pièces illustrant deux esthétiques bien différentes : la Totentanz de Siegfried Karg-Elert est une danse grimaçante interprétée à l’harmonium, un instrument qui, comme le prouve cet enregistrement récent, fut en son temps un fantastique laboratoire de sons nouveaux, trop rapidement relégué au rang de meuble poussiéreux de salle paroissiale et, pour clore la compilation, une célèbre pièce orchestrale descriptive d’Alexander Mossolov faisant écho à Pacific 231 d’Arthur Honegger qui terminait le premier volume : les deux oeuvres sont à peu près contemporaines (celle d’Honegger, écrite en 1923, est de trois ans son aînée) et celle de Mossolov décrit une fonderie d’acier. Les autres pièces sont assez diverses : Einstürzende Neubauten dévoile une ambiance cabaret assez surprenante, les violons de Hermann Kopp et Carla Kihlstedt grincent sans retenue, Secret Chiefs 3 s’amusent avec un carrousel exubérant, When murmure sur des pizzicati inquiétants et Tom Waits, Ez3kiel et Carla Bley proposent trois exemples très différents de fanfare. J’ai choisi trois extraits d’Eliogabalus de Devil Doll parmi les plus réussis (ce qui n’est pas toujours évident, Devil Doll pratiquant allègrement le remplissage à outrance).

La structure générale est à peu près similaire à celle du premier volume, c’est à dire grossièrement du plus abstrait vers le plus évident, s’achevant sur une « grande » pièce historique. J’ai ajouté à ce plan une entrée en fanfare avec le Phonoliszt Violina et en règle générale, les styles sont davantage mélangés, également en raison d’un choix de pièces plus courtes et donc plus nombreuses. Je me suis donné comme contrainte de ne pas réutiliser les musiciens et groupes du premier volume, en me permettant seulement une exception avec When (mais pour une pièce de caractère très différent de celle utilisée précédemment).

Les recalés de la première édition sont les suivants : un titre de Naphtaline d’Ez3kiel, un disque à l’orientation steampunk assez évidente mais mis de côté car supposé trop électro mais qui a finalement trouvé sa place ; Tom Waits, qui sonnait trop « americana », cas reconsidéré à la réécoute d’Alice, un excellent disque qui prenait la poussière depuis trop longtemps sur l’étagère. Welcome to the Theatron Animatronique de Secret Chiefs 3 m’avait aussi semblé un peu exagéré sur le moment, mais finalement ça fonctionne assez bien. Les recalés définitifs sont les suivants : Colleen (trop « sympa »), Oingo Boingo (trop new-wave) et Slur de Coil, envisagé un instant, mais au final vraiment trop bizarre. L’esthétique steampunk est avant tout une question de références et de citations stylistiques et j’ai beau me repasser ce monument de l’oeuvre de Coil, impossible d’en trouver le point de départ.

Hupfeld Phonoliszt Violina
Jon Rose – Serinette Exotique (extrait)
Siegfried Karg-Elert – Totentanz
Einstürzende Neubauten – Musentango
Hermann Kopp – Locus Solus
Tom Waits – Everything You Can Think
When – Stirred
Carla Kihlstedt – No One Nicer
Devil Doll – Eliogabalus (extrait)
Ez3kiel – Subaphonic
Secret Chiefs 3 – Welcome to the Theatron Animatronique
Devil Doll – Eliogabalus (extrait)
Carla Bley – Musique Mécanique III
Devil Doll – Eliogabalus (extrait)
Alexander Mossolov – Завод: музыка машин